mardi 16 février 2010

Une création plastique entre témoignage et art

PREMIER CHAPITRE : Le témoignage : l’artiste comme témoin d’une histoire vécue


Les productions artistiques réalisées dans les camps ne peuvent être étudiées uniquement sous un angle artistique. Les réalités qu’elles renferment dépassent largement la sphère de l’art. Pour cette raison, le recours à d’autres disciplines des sciences humaines telles que l’histoire est indispensable. Ces productions, bien qu’étant des créations plastiques, sont également des témoignages historiques. L’artiste a produit un témoignage en utilisant le médium qui lui semblait le plus approprié pour lui, l’art. L’étude de ces productions amène sans cesse à se positionner soit d’un point de vue historique en les considérant comme des témoignages, soit du point de vue de l’histoire de l’art en les voyant comme des productions artistiques.
Dans cette optique, cette partie se veut comme une passerelle entre l’histoire et l’histoire de l’art afin de rendre compte au mieux de la valeur de ces productions, aussi bien dans leur forme que dans le sens qui leur est donné par chaque artiste.


1- Le temps du témoignage

Quelques artistes ont laissé une trace de leur présence dans les camps à travers la production de dessins et de peintures. Il peut s’agir soit d’une production exécutée à « vif », c'est-à-dire dans les camps, soit d’une production de « mémoire », réalisée à la sortie des camps dans un laps de temps plus ou moins long. Il est important de bien marquer une différence entre ces deux moments de création.
Pour le premier, le temps d’expression se situe au même moment que l’événement représenté. Le recul ne peut être fait et par conséquent l’émotion retranscrite est brute, à fleur de peau.
Pour le second temps de création, celui qui a lieu à la sortie des camps, l’artiste sollicite sa mémoire et avec elle sa part d’oubli et d’interprétation. C’est ce détachement par rapport à la réalité qu’il est intéressant d’étudier dans des productions artistiques.

1.1 Le témoignage à « vif »

Afin de pouvoir réaliser des dessins et des peintures, il faut, avant tout, réussir à obtenir du matériel dans le camp. Parfois le matériel utilisé est très ordinaire, simple feuille et crayon de papier. C’est le cas de Jaume Pla. On peut penser qu’obtenir ce genre de matériel semble être encore possible dans une baraque de la culture ou auprès des organisations étudiantes comme le FUE. Mais pour d’autres, l’utilisation de peinture gouache et même de peinture à l’huile sous-entend un contact indispensable avec l’extérieur- cela a dû être le cas de Josep Franch-Clapers qui utilise à partir de 1940 la peinture à l’huile. Peut-on dire pour autant que si un artiste voulait vraiment dessiner, il pouvait trouver le matériel nécessaire et que le fait de ne pas avoir dessiné se trouve ailleurs? Cette question soulève le problème de la capacité psychique et mentale nécessaire pour entreprendre une création artistique dans cet univers. Il faut avoir gardé une disponibilité psychique permettant de s’évader, de se dégager de la vie quotidienne afin de trouver les capacités pour entreprendre une démarche artistique.
Deux grandes réactions peuvent être à l’origine de ce besoin de créer. La première serait celle de créer afin de fuir la réalité du quotidien ainsi que les problèmes liés à l’exil comme le retour incertain dans le pays d’origine. C’est ce que François Cochet qualifie de « bulle d’oxygène proche du rêve » en parlant de la création dans les camps de concentration nazis.
La seconde serait la capacité de créer dans la perspective d’entreprendre une véritable thérapie contre l’univers du camp . Cette action ne se fait pas dans un désir de fuite mais bien au contraire dans une recherche de catharsis. C’est dans cette démarche que peut se créer l’envie de fournir un témoignage pour l’extérieur. L’artiste arrive à un tel détachement, à une telle capacité d’extraction qu’il est capable de se projeter et de concevoir son expérience comme quelque chose qui se doit d’être témoigné.
Une troisième motivation pourrait expliquer le désir de création dans un camp de regroupement, indépendamment de l’envie de fuir la réalité quotidienne ou de celle d’entreprendre une thérapie. Un artiste a besoin de peindre, de dessiner comme il a besoin de respirer. Bien qu’il soit enfermé dans un camp, son besoin de créer est si fort qu’il peut le faire même dans de telles conditions. Teresa Camps Miro , donne une première explication à la présence d’un art dans les camps en soulignant qu’il s’agit d’artistes. Ils dessinent et peignent car ils l’ont toujours fait .
Gabriel Celaya, poète espagnol de la generación del 27, nous propose dans un poème intitulé La poésie est une arme chargée de futur une lecture de la relation étroite et vitale existant entre l’artiste et sa création à travers la poésie :
Poésie pour le pauvre, poésie nécessaire
Comme le pain de chaque jour,
Comme l'air que nous exigeons treize fois par minute, pour être et tant que nous sommes donner un oui qui nous glorifie


Certains artistes, comme Josep Franch-Clapers, se sont senti investis d’une mission : être les garants de la mémoire des camps et pouvoir témoigner de l’expérience concentrationnaire à travers les dessins. Ils deviennent par conséquent le relais avec l’extérieur. Comme toujours, l’artiste est le passeur entre deux mondes, le nôtre et celui de l’indicible.
C’est dans cette démarche que Josep Franch-Clapers commence dans le camp à rédiger un livre illustré relatant des épisodes de son expérience, de la Retirada à son transfert dans le camp de travail de Saint-Rémy. Ce livre se compose de dix-huit chapitres avec, pour chacun d’eux, une peinture, un dessin au crayon noir ainsi qu’un texte en catalan et traduit en français. Deux pages de garde ont été réalisées pour ce projet. Sur l’une d’elle, Josep Franch-Clapers choisit le titre très significatif « histoire vécue, camp de concentration. Gurs, 1939 » (Pl.46 et Pl.47). Il prend d’emblée la position de témoin et cherche à raconter son expérience. Le format livre est d’ailleurs assez significatif. On retrouve dans ses productions une volonté de communiquer son expérience et de toucher un grand nombre de personnes.
D’ailleurs, dès sa sortie du camp, l’artiste cherche à exposer afin de poursuivre sa démarche de divulgation. Sa première exposition en France a lieu à Paris à la galerie de la Boétie du 5 mai au 3 juin 1946. Elle est soutenue par le président de la Generalitat de Catalunya, Josep Irla, et présentée par le critique Jean Cassou qui écrit une lettre d’introduction au catalogue d’exposition (ANNEXE 11). De nombreuses autres personnalités de l’époque, comme Picasso, s’y rendent. Après la guerre, Josep Franch-Clapers décide de poursuivre son activité artistique, mais il s’oriente vers l’art mural et, en 1963, il obtient la médaille d’or de la Chambre des Métiers à Paris. En 1987, en s’appuyant sur les dessins réalisés dans les camps, il décide de reproduire les dessins en mosaïques sur des grands formats. (ANNEXE 12) Des années après cette expérience concentrationnaire, Josep Franch-Clapers décide de traiter encore une fois du sujet comme si tout n’avait pas été dit ou bien pas assez entendu. En 1997, il décide de faire une donation de sa production réalisée dans les camps aux archives de Catalogne afin de montrer qu’il n’a pas oublié sa terre natale. L’artiste espère également une reconnaissance de la Catalogne pour son travail artistique réalisé en exil. Le seul ouvrage découvert dans mes recherches sur cet artiste est un catalogue d’exposition édité en catalan, dans lequel est présentée une grande partie du fonds associée à une rapide biographie . L’article d’introduction, écrit par Josep Benet, ancien directeur du centre d’Histoire Contemporaine de Catalogne, s’intitule « Franch-Clapers, témoin d’une tragédie ». Mais Josep Franch-Clapers reste souvent cité dans de nombreux ouvrages sur le thème de l’exil républicain de 1939. Depuis juillet 2005, un centre de la mémoire est ouvert dans la ville natale de l’artiste, à Castellterçol, en Catalogne. Ce musée regroupe de nombreux tableaux et dessins exécutés par l’artiste, mais il consacre aussi quelques salles à la production picturale exécutée durant la guerre civile et dans les camps de regroupement.

La démarche de l’artiste Josep Bartolí peut aussi s’inscrire dans une recherche testimoniale face à l’horreur qu’ont enduré les espagnols réfugiés. Il poursuit dans les camps son engagement en tant qu’artiste militant à travers la création d’une série de dessins exécutés en cachette. Durant son exil en France de 1939 à 1942, il est interné dans différents camps desquels il ne cessera de s’évader : les camps de Manere, de Rivesaltes, de Saint-Cyprien, d’Adge, puis l’hôpital de Perpignan d’où il s’enfuit. Il reste aussi quelques temps dans un camp près de Bordeaux, puis dans le camp de « redressement » de Bram pour ensuite s’enfuir d’un train allemand à destination du camp de concentration nazi de Dachau. Avec une telle expérience des camps, sa rage de décrire et surtout de montrer à tous cette réalité n’a fait qu’augmenter. Ses camarades le soutiennent avec ferveur en le cachant quand il dessine. Josep Bartoli, à travers les dessins, participe à leurs yeux à la création de la mémoire collective, et devient celui qui révélerait au grand jour leur enfer. Il se doit de le faire, non pas pour lui mais pour eux, ceux qui ne peuvent s’exprimer.
Il dessine sur tous les supports papiers qu’il peut se procurer et les cache sous le sable des camps de la plage. Au départ, il ignore ce qu’il en fera véritablement, mais peu à peu lui vient l’idée d’en faire un livre. Pour ce faire, il lui faut quitter les camps et la France, comme il l’explique en 1943 : « Je suis venu en Amérique seulement pour écrire mon livre. C’est un devoir que j’ai envers ces yeux vitreux de moribond, qui tant de fois m’ont demandé de raconter pour un jour savoir comment ils trouvèrent la mort dans ces baraques en bois pourri, sous la cruauté des gendarmes » . Dès son arrivée au Mexique, il présente pour la première fois ses dessins dans une exposition célébrée au palais des Beaux Arts de Mexico en 1943 . Peu de temps après, en 1944, avec l’aide de Molins I Fabrega qui en écrit les textes, il publie le livre intitulé « Campos de concentración 1939-194… » dans lequel il présente son témoignage iconographique.(ANNEXE 13)
Le désir de témoigner fait naître des vocations d’artistes dans les camps. C’est le cas de Joan Call (1914-2002) qui débute sa carrière de caricaturiste dans les camps pour la presse. (ANNEXE 14) Rien ne le prépare à devenir par la suite le caricaturiste de la presse de l’exil à Toulouse. Il commence sa carrière d’instituteur à Barcelone mais pendant la guerre civile, il est recruté dans les rangs des maîtres instructeurs de la 26e division. Il est contraint à l’exil en 1939 et interné dans le camp du Vernet en Ariège jusqu’en 1942, d’où il est transféré dans un camp de travail au Cap Ferret . A sa sortie des camps, il s’installe dans les environs de Toulouse. Il trouve un emploi comme caricaturiste pour la presse de l’exil, la dépêche du Midi et la CNT devenant CENIT par la suite . Joan Call se place dans la lignée directe de la presse militante de la guerre civile d’un point de vue formel, mais également dans un même humour sarcastique envers le général Franco. Ses caricatures rappellent celles réalisées durant la guerre civile par des caricaturistes comme Jacint Bofarull ou bien Luis Bagaria. Le premier était dessinateur pour le journal Mi revista (Pl.48) et le second pour Criticón (Pl.49). En comparant les dessins réalisés par Call après la sortie des camps, pour la CNT et la caricature de Jacin Bofarull, il est intéressant de remarquer la critique dirigée contre le général Franco et l’Eglise, complices dans les fusillades des opposants (Pl.50). Jacin Bofarull va même jusqu'à changer la croix latine représentée sur l’église en croix nazie. La caricature de Franco trouve ses traits particuliers : un personnage de petite taille, avec quelques cheveux frisés, un long nez recroquevillé, un visage rond et de grandes cernes sous les yeux. Call reprend dans ses caricatures les mêmes traits utilisés pendant la guerre civile pour représenter le dictateur. Il mêle à ses dessins un ton très ironique comme sur la caricature où Franco, habillé en instituteur, donne un cours dans une classe et demande à un enfant de lui dire quelle est la capitale de l’Espagne. L’enfant lui répond : Toulouse (Pl.51).

Mais il est clair que tous les artistes n’ont pas voulu de façon volontaire produire une œuvre testimoniale. Ils ont peint, dessiné car ils l’ont toujours fait. Ils ne peuvent vivre sans. L’artiste Jaume Pla, en dessinant les portraits de ses camarades et ses autoportraits, n’a pas cherché à se placer comme témoin. Il a continué à peindre car c’est une activité qui lui permettait d’exister en tant qu’être humain et de plus, celui lui conférait une reconnaissance sociale. Ces dessins feront l’objet d’une exposition à Barcelone, des années après sa sortie des camps . Mais avec le recul, il écrit dans ses mémoires qu’il aurait voulu saisir sur papier ce qu’ont été ces camps. Il le regrettera d’ailleurs mais il précise que les conditions climatiques à l’extérieur du baraquement étaient telles qu’il ne pouvait en sortir.

1.2 Le témoignage de « mémoire »

Certains artistes comme Hilarion Brugarolas attendront la sortie des camps pour reprendre leur activité artistique et ainsi fournir un témoignage de leur expérience concentrationnaire. Ils portent un regard sur les événements passés, regard, empreint de subjectivité et d’interprétation. Il faut par conséquent étudier ces œuvres en prenant en compte plusieurs facteurs, comme leur âge au moment de leur entrée dans les camps, mais aussi leur formation initiale en Espagne, le lieu où ils ont élu domicile après 1945, en France ou en Espagne. Tout cela aura une incidence directe sur leur production. Si les artistes décident de repartir en Espagne, la plupart d’entre eux sera privée de sa liberté d’expression et connaîtra l’exil intérieur.
L’artiste construit son passé, décrit dans ses œuvres à « la lumière de la suite de son histoire et en fonction de son présent » comme nous le rappelle Robert Frank, historien spécialiste des interrogations soulevées par la mémoire en histoire. Le témoignage iconographique que nous livre l’artiste, et par conséquent sa vision des événements, est un élément très intéressant pour une étude en histoire de l’art. L’artiste Hilarion Brugarolas attend les années 1960, 1970 pour entreprendre une série de peintures autour du thème des camps de concentration. Ce moment est décisif dans sa reconstruction personnelle. Une telle démarche dans l’immédiat après-guerre aurait été inimaginable pour lui. Le temps donné à la mémoire pour qu’elle puisse se reconstruire est différent pour chacun. Mais il est indispensable afin de créer le fil conducteur entre le passé et le présent. Pour cela, la mémoire sacralise le passé en vue d’aider l’individu à vivre. Ce n’est pas une négation du passé mais une interprétation. Robert Frank définit la fonction de la mémoire comme une construction ou une reconstruction de l’identité.

Hilarion Brugarolas (Barcelone1901-Toulouse1996) fait ses débuts en peinture en Catalogne, sous la tutelle de son maître Vicente Albarranch, spécialiste en peinture de paysage. Quand la guerre éclate, il s’engage dans les troupes républicaines et en 1939, il est contraint de quitter sa terre natale pour la France. Dès son arrivée, il est interné au camp de Septfonds, puis, durant l’occupation allemande de la France, il est envoyé à Dachau et ensuite déporté à Auschwitz comme main d’œuvre. Un mois après son arrivée, il réussit à s’évader et il retourne en France, dans la région toulousaine. En 1955, les conditions matérielles et morales lui permettent de reprendre la peinture qu’il avait délaissé depuis 1936 en Espagne. Mais il faut attendre l’année 1965 pour qu’il entreprenne la série de peintures sur les camps de concentration.

L’artiste Joan Jordà, né à Sant Felui de Guíxols en Catalogne le 3 septembre 1929, n’a que dix ans quand il arrive dans les camps de regroupement. Installé en 1945 avec sa famille à Toulouse, il commence très tôt à suivre les cours dispensés en section libre à l’école des Beaux-Arts de Toulouse. Il sera un des membres fondateurs du groupe CAPT , un collectif d’artistes réunis pour se faire connaître en France, et qui compte dans ses rangs plusieurs artistes espagnols de l’exil républicain.
L’artiste est étudié, dans le cadre de ce travail, en tant qu’artiste de l’exil. Or, il n’a que dix ans quand il quitte l’Espagne et débute sa formation artistique plusieurs années après, à Toulouse. Mais en quoi son activité artistique peut-elle être rapprochée à celle d’un artiste espagnol de l’exil ? Cet artiste fait partie de ce que l’on peut appeler la seconde génération des artistes de l’exil. Ses références culturelles renvoient à la fois à son éducation en France mais aussi à l’héritage de la culture espagnole et catalane, transmis par ses parents. Sa culture est le produit d’une acculturation. Le processus d’acculturation résulte d’un contact continu et direct entre des sociétés différentes, entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraîne une modification des deux cultures. L’acculturation s’accompagne toujours d’une déculturation mais dans le cas de Joan Jordà, l’artiste a cherché, à travers ses références artistiques, à renouer avec sa terre natale. Cependant, il est conscient qu’il n’aurait jamais pu avoir, en Espagne, la possibilité d’entreprendre une carrière artistique. Dans l’immédiat après-guerre, selon l’artiste, la France offrait une vie meilleure aux exilés que l’Espagne. La réaction de l’artiste face à l’exil, dans une définition sociologique, est vue comme « synthétique » puisqu’il se reconstruit à partir des deux cultures.
De nombreux dessins de Joan Jordà font référence aux maîtres de la peinture espagnole comme Vélasquez. Il ne réalise pas particulièrement un hommage à cet artiste, mais cherche à pénétrer dans l’univers de Vélasquez (Pl.52). D’autres dessins encore renvoient à la période cubiste de Picasso (Pl.53).
Joan Jordà est dans une quête incessante de l’universel. Il ne veut en aucune façon introduire une dimension anecdotique à ses tableaux puisque ce serait les intégrer dans un espace et un temps donnés. Pour cette raison, dans la série des bombardements, il fait une allusion lointaine à son vécu mais ne souhaite pas rattacher ces événements à un moment précis de son histoire. Il dit à ce sujet :
En ce moment, ce sont des bombardements : résurgence d’un vécu lointain transmuté en langage plastique, interprétation de faits qui continuent d’exister .

Placer ces événements dans un temps précis consisterait à les réduire, puisqu’il est conscient que la barbarie humaine continuera d’exister.
Joan Jordà a réalisé également des crucifixions mais il ne les appelle pas ainsi, il préfère les nommer les « personnages cloués » (Pl.54). Ce sont pour lui des images de la folie humaine, la matérialisation de la souffrance d’un homme à cause des autres. Il s’écarte totalement du sujet religieux.

Tous les artistes de l’exil n’ont pas fourni un témoignage iconographique direct de leur expérience dans les camps de regroupement ni même de leur exil. Ce silence n’est pas à considérer comme un oubli mais comme une façon de vivre avec son passé. Beaucoup d’entre eux ont peint des natures mortes comme Manuel Camps-Vicens (Pl.55) ou bien des paysages comme Rodolf Fauría-Gort (Pl.56). Ils ont été motivés par le désir de sortir du vécu, de marquer une distance avec leur passé. C’est peut-être parce qu’ils peignent des sujets très différents comme des paysages et des natures mortes, et qu’ils ne font aucune référence à leur situation d’exilé, qu’ils sont dans une préoccupation de leur passé. Comme le rappelle Joan Jordà à propos de cette démarche :
« En ces temps-là, nous étions matériellement de vrais pauvres, mais riches de tant de choses vécues qui, au lieu de tuer en nous la naïveté n’avaient fait qu’exacerber l’aspiration à une existence calme et harmonieuse. Peut-être y aurait-il une explication à la production essentiellement de paysages chez ces peintres, par un besoin de retrouver la nature apaisante et consolatrice » .

Mais un élément les rassemble tous, c’est l’envie de créer en dépit de tout. Dans une grande précarité, après avoir exécuté le travail journalier qui leur permet de survivre, à la lueur des bougies, ils entreprennent leur activité d’artiste qui leur permet, elle, de vivre.
Pour comprendre la peinture de ces artistes, il suffit de tourner le tableau. C’est là, c’est de ce côté où se joue le drame, où se trouvent la poésie et la noblesse de ces hommes. C’est en manipulant les toiles de la plupart de ces peintures que la précarité de notre exil m’est revenue en mémoire et j’avoue avoir été bouleversé par l’envers du décor. La plupart de ces toiles sont tendues sur des châssis « maison », fabriqués de bric et de broc après les heures de durs travaux .


2 Les conditions de création et de réception des témoignages iconographiques

Le sens donné à une création n’est pas le même si l’artiste envisage ou non d’exposer, ou du moins de donner à voir sa production. C’est ce qui différencie le témoignage iconographique de la simple production artistique. Le moment de création de ce témoignage est essentiel. Si l’artiste est dans le camp, sa liberté d’expression et ses possibilités matérielles sont, bien entendu, beaucoup plus réduites qu’à l’extérieur. Un autre élément important est à prendre en compte : la différence entre le temps du vécu et le temps du dicible. Ces deux temps s’expriment à des moments différents.
Le lieu de réception de son œuvre détermine aussi son intention de constituer un témoignage iconographique. Durant le temps de la dictature franquiste, l’artiste ne pourra pas exposer en Espagne ses productions réalisées dans les camps. Il peut le faire uniquement dans les pays d’accueil comme la France ou bien en Amérique Latine. Il devra attendre la fin du régime, qui l’a fait fuir, pour revenir en Espagne ou pour sortir de son exil intérieur.

Jaume Pla constitue ce que l’on peut appeler une production artistique dans les camps. Il ne cherche pas à constituer un témoignage, pour dénoncer, à ses contemporains et aux générations futures, les conditions inhumaines de détentions vécues par les réfugiés. Il ne réalise que des portraits et des autoportraits. Aucun renseignement sur les conditions de vie n’est donné. Il isole ses modèles. Seules les attitudes léthargiques des personnages ainsi que l’égarement ressenti dans leur regard peut donner lieu à une étude psychologique, illustrant la perte d’identité. Cet élément permettrait de constituer un témoignage de l’état psychologique des internés. Ce n’est que des années plus tard, attendant la fin de la dictature, qu’il envisagera d’exposer à Barcelone ces quelques dessins et d’écrire en 1991 une biographie où il raconte son expérience de l’exil et des camps. Il choisit l’écriture comme moyen d’expression pour revenir sur cet événement et non le dessin ou la peinture. Jaume Pla n’a pas bénéficié d’un climat propice à l’exposition de ses dessins puisqu’il retourne en Espagne après son évasion des camps en 1939. Même dans les camps, quand il dessine, il ne perd pas de vue son retour en Catalogne. Au risque de se faire fusiller, il préfère franchir la frontière et rester cacher plusieurs années dans la famille de sa fiancée.
Dans une démarche totalement opposée, Josep Franch-Clapers se place d’emblée comme témoin en donnant, à travers l’art, un témoignage du drame de l’exil et des camps. Les techniques de production ainsi que les thèmes sont très variés. Il cherche à fournir un témoignage complet de son expérience concentrationnaire. Josep Franch-Clapers, à la différence de Jaume Pla, n’a pas choisi de retourner en Espagne et est resté en France. Comme nous l’avons vu précédemment, dès 1947, il expose pour la première fois ses productions réalisées dans les camps à Paris. Sa production artistique a toujours eu le même objectif : montrer le drame de l’exil espagnol. Il expose dans différents pays comme le Canada, les Etats-Unis, l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Mais ce n’est qu’en 1988, lors de la donation de l’artiste de ses deux cent sept pièces aux archives de Catalogne, qu’il entre dans la mémoire catalane.

On peut s’interroger également sur les destinataires de ces créations. Pour qui l’artiste a-t-il réalisé ces dessins ? Il est clair que Jaume Pla les a fait pour ses camarades de baraquement et pour lui-même. La portée n’est pas aussi importante que pour la création de Josep Franch-Clapers. Quand ce dernier entreprend la création de son livre de quatorze chapitres, il choisit le catalan et le français, pour accompagner les dessins d’un texte. D’emblée, il est conscient que son retour en Catalogne est compromis et qu’il doit rester quelque temps en France. Mais il ne perd pas de vue ses origines catalanes qu’il n’oublie pas d’honorer.
Joan Jordà introduit une portée universelle et humaniste à ses créations. Il s’adresse à tous les hommes contemporains et aux générations futures. Il ne veut pas que ses productions se réduisent à la description d’un fait précis et passé, comme le phénomène de l’exil, mais qu’elles suscitent l’interrogation de chacun sur la souffrance humaine. Il est intéressant de constater que ce dernier avait dix ans quand il fut interné dans un camp de réfugiés ; le temps de création est par conséquent assez éloigné de son expérience concentrationnaire. Il a donc un certain recul sur les faits, ce qui peut expliquer son approche plus universelle.


SECOND CHAPITRE : Les degrés de transformations des témoignages iconographiques



1-Une proposition d’étude des témoignages iconographiques

Les pratiques artistiques, et en particulier la peinture et le dessin, peuvent être utilisés comme des instruments pour témoigner d’une expérience concentrationnaire. Toutefois, les témoignages iconographiques réalisés à l’intérieur et à l’extérieur des camps, comme nous l’avons vu, n’ont pas la même portée car ils n’ont pas été exécutés dans les mêmes conditions ni avec les mêmes intentions.
Comme nous l’avons déjà vu, seules quelques études ont été menées pour comprendre la démarche de création dans les camps de réfugiés au sud de la France. Pour cette raison, et afin de fournir une base de réflexion, un parallèle doit être fait avec les études réalisées sur la littérature des camps de concentration nazis. Cependant, il ne faut pas faire d’amalgame, il ne s’agit pas ici de l’expérience concentrationnaire dans un camp d’extermination nazi mais d’un camp de regroupement pour réfugiés. La différence est essentielle, même si les conditions de vie et les traumatismes des réfugiés espagnols ne sont pas à négliger.

Cette proposition de lecture des productions artistiques, considérées comme témoignage iconographique, est fondée sur les études menées par la sociologue Nathalie Heinich sur l’introduction de la fiction dans le témoignage , et de Gérard Genette qui définit les différentes formes de fiction dans l’œuvre littéraire. Cette étude a pour but de transposer ces recherches dans le domaine des pratiques artistiques réalisées dans un camp de réfugiés.
Pour l’histoire de l’art, toutes ces œuvres sont intéressantes non pas dans la mesure où elles fournissent des renseignements sur les faits tels qu’ils se sont passés, mais dans la façon de les représenter. Ce qui importe, avant tout, c’est l’introduction de la subjectivité comme appropriation de la réalité. Les artistes ont une capacité de distanciation plus ou moins importante vis-à-vis de la réalité. Celle-ci peut se lire à travers une transformation formelle ou bien à travers l’introduction d’une forme d’imaginaire dans la représentation des sujets. Le premier changement se fait sur la forme et renvoie aux techniques personnelles de dessins de l’artiste. Le second se fait sur le fond et sollicite davantage son regard et sa façon d’interpréter la réalité. Tous ces changements traduisent une prise de position personnelle, qu’elle soit consciente ou inconsciente, vis-à-vis de la réalité. C’est cette position personnelle qui est interprétée ici comme une forme de subjectivité.
Dès lors que l’on parle d’une forme de création, qu’elle soit littéraire ou plastique, pour aborder l’expérience concentrationnaire, on lui associe une part de fiction qui se traduit par la prise de liberté par rapport au sujet identifié. Alain Parrau, dans son ouvrage intitulé Ecrire les camps, va même jusqu’à souligner que la littérature concentrationnaire, pour certains, « a souvent été identifiée au mensonge de la fiction » .
Dans les camps de réfugiés, tous les artistes, dès lors qu’ils sont dans la création d’une production plastique, introduisent une part de cette fiction dans leur création. Que serait l’art sans le travail des formes, des langages plastiques et de l’introduction du rêve et du monde imaginaire ? C’est justement l’utilisation de tous ces éléments qu’il est intéressant d’étudier. En littérature, cette distanciation prise par rapport à la réalité est définie par Nathalie Heinich par le terme de « littérarité » et par opposition, le désir de s’en rapprocher est identifié par le terme de « littéralité » . Gérard Genette établit une différence dans l’oeuvre littéraire entre la littérature appelée de « fiction » et la littérature appelée de « diction ». Pour lui, « est littérature de fiction celle qui s’impose essentiellement par le caractère imaginaire de ses objets, littérature de diction celle qui s’impose essentiellement par ses caractéristiques formelles » . Dans ce travail sur les camps de réfugiés, la différence entre littérature de fiction et de diction a été adaptée aux recherches des productions artistiques. Les deux degrés de transformation de créations plastiques sont identifiés par les termes d’ « expression plastique fictionnelle » et d’ « expression plastique formelle ».
L’ « expression plastique fictionnelle » peut s’identifier par l’introduction d’une forme d’imaginaire prenant une certaine distance vis-à-vis de la réalité. Cette distanciation se fait sur le fond. Elle peut s’exprimer par une interprétation de la réalité qui peut être par exemple une idéalisation. On pourrait aussi y voir des transpositions, c'est-à-dire que l’artiste utilise la représentation d’un événement pour le transposer à un autre événement en vue de le présenter différemment. Cette démarche permet d’introduire un angle de vue différent et de souligner l’événement.
L ’ « expression plastique formelle » peut s’identifier par l’introduction d’une forme de distance plus ou moins importante, selon l’artiste, par rapport à la représentation formelle qui s’affranchit des règles d’imitation de la réalité. Cette distanciation se fait sur la forme.
Mais, en aucun cas, ce travail ne prétend pouvoir dire si ces témoignages iconographiques sont fidèles à la réalité. Tous ces artistes ont vécu dans ces camps et ont tous connu des conditions de vie inhumaines. Ils sont tous dans la transmission de leur réalité, de leur vision et de leur expérience concentrationnaire. Ils nous transmettent un témoignage subjectif mais bien réel.

L’étude qui suit propose une grille de lecture des différents témoignages, prenant en compte les différentes démarches des artistes.
Ce graphique est composé de quatre parties, séparées par deux grands axes. Le premier axe vertical mesure la distanciation prise par l’artiste par rapport à la reproduction de la réalité, qu’elle soit au niveau de la forme ou du fond. Deux types de témoignage s’opposent : le premier tend vers une forme d’imagination et d’abstraction, correspondant à ce que Nathalie Heinich appelle littérarité. Quant au second, il s’oriente davantage vers une forme de réel, qu’elle nomme littéralité. Le second axe, horizontal, établit deux groupes de témoignages iconographiques : le témoignage à « vif », qui s’applique aux productions réalisées dans le camp, et le témoignage de « mémoire », qui correspond aux créations produites à la sortie des camps. Le positionnement des artistes à l’intérieur dans les cases est aléatoire mais pour une meilleure lecture, les artistes ont été regroupés par couleur.
Ce graphique est bien entendu réducteur puisqu’il s’applique à insérer les artistes dans des cases ; néanmoins, il permet d’ordonner une lecture des productions et d’y apporter une réflexion. Le graphique est accompagné d’une explication pour chaque artiste qui permet de préciser les raisons pour lesquelles ces artistes ont été placés ainsi. Mais avant, une rapide biographie est proposée pour chaque artiste, quand cela n’a pas déjà été fait. Pour quelques artistes les informations dont nous disposons ne permettent pas de fournir une biographie complète.


Document : Les degrés de transformation des témoignages iconographiques :




































• LES EXPRESSIONS PLASTIQUES FICTIONNELLES

• LES EXPRESSIONS PLASTIQUES FORMELLES

2- Les différentes démarches

2.1 Dans le témoignage à « vif »

2.1.1 Ponti

Rien n’est connu de cet artiste, pas même son prénom. Le seul témoignage qui nous reste de son existence est une œuvre accrochée actuellement dans la grande salle de la mairie de Septfonds. Lucienne Domergue a mené des recherches pour découvrir que l’artiste était catalan et venait de Barcelone. Il serait d’ailleurs retourné en Espagne avant la fin de la seconde guerre mondiale.
Ce tableau intitulé par Lucienne Domergue « El paso de los refugiados por Septfonds » (Pl.57) a été exécuté pour un événement précis, le concours national commémorant en France les 150 ans de la prise de la Bastille. De nombreux artistes réfugiés espagnols y participent afin de rendre hommage à la lutte pour la République. Mais l’artiste Ponti prend une certaine distance avec le thème proposé. Il ne représente pas un événement lié directement à la Révolution française ou la prise de la Bastille, mais choisit de mettre en parallèle le combat mené en 1789 avec celui des Républicains durant la guerre civile espagnole et qui les a conduits à l’exil. Le matériel utilisé est rudimentaire et témoigne de leurs conditions de vie précaire mais également de l’inventivité dont ils devaient faire preuve. Pour la réalisation de ce tableau, un sac de pomme de terre a servi de toile. Les couleurs utilisées ont mal résisté au temps, ce qui rend compte de la mauvaise qualité des peintures d’origine.
Cette création illustre le passage des soldats épuisés en exil devant le village de Septfonds où ils reçoivent un accueil chaleureux de la population locale. L’artiste s’éloigne de la réalité des faits car il a été attesté qu’aucune troupe républicaine n’est jamais passée par Septfonds . D’ailleurs, les Républicains n’ont jamais pénétré dans les villes et les villages, le gouvernement français faisant tout pour limiter les contacts avec les habitants, à cause de cette peur du « rouge » diffusée intensivement par les journaux d’extrême droite. La scène peut se diviser en deux parties. Le côté gauche est occupé par les réfugiés fatigués et encombrés par leurs bagages lors de leur arrivée dans le village, et le côté droit par la population de Septfonds qui les accueille avec de larges sourires et en habits du dimanche. Au centre se détache un couple formé par un réfugié mal rasé, sale et fatigué recevant d’une vieille femme du pain et un panier de nourriture dans lequel on aperçoit une bouteille de vin. Il est important de signaler que le village est couvert par la neige. Compte tenu de la localisation de cette ville située dans une région très peu propice à la neige, l’auteur a sans doute voulu dramatiser la situation . Il a peut-être voulu accentuer le fait que les réfugiés aient beaucoup souffert du froid durant la Retirada.
L’intérêt de cette toile est la prise de position de l’artiste par rapport à la réalité des faits qu’il décrit. Il ne prend pas de distance sur le mode formel mais il s’éloigne de la réalité en idéalisant un événement. Ce parti pris peut s’expliquer de différentes façons. Il a peut-être cherché à exorciser cet événement douloureux en le transformant en une situation beaucoup plus facile à accepter mais il a aussi pu vouloir rendre hommage aux villageois de Septfonds, non pas pour leur premier accueil mais pour leur soutien ultérieur. D’après plusieurs témoignages, la population de Septfonds a manifesté beaucoup de sympathie pour ces réfugiés. Des comités d’aide furent crées dans la ville afin de récolter des fonds . Cependant, Lucienne Domergue propose une autre lecture qui serait le désir de donner une sorte de « leçon d’humanité » par Ponti, aux villageois de Septfonds, sur un mode ironique.


2.1.2 Josep Marti-Aleu et Buenaventura Trepat

Josep Marti-Aleu est plus connu que les autres artistes du camp de Septfonds présentés dans ce travail. Lucienne Domergue a pu recueillir des informations auprès de ses filles habitant toujours la région. L’artiste est né en Catalogne, à Lérida. Peu après son arrivée dans le camp, il contracte une tuberculose qui l’emportera durant l’été 1940 après avoir achevé les peintures du chemin de croix avec Buenaventura Trepat, que nous ne connaissons que par ces quelques peintures qui lui sont attribuées. Elles ont été inaugurées le Vendredi Saint de l’année 1940 à Septfonds en présence de représentants ecclésiastiques (Pl.58 Pl.59). Ces œuvres témoignent d’une certaine maîtrise de la peinture. Proportions et volumes sont bien rendus, ainsi que le traitement des personnages. Ces artistes avaient assurément des connaissances en peinture avant leur arrivée dans les camps. Ces toiles ont été restaurées et sont conservées dans l’Eglise de Septfonds.
Ce qui est intéressant dans leur réalisation est le sujet représenté, bien que ce soit une commande, un chemin de croix. On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre leur douleur et celle endurée par le Christ. Ils sont dans une transposition de leur histoire, la longue marche, la grande traversée à pied des Pyrénées pour chercher l’exil en France, et le chemin parcouru par le Christ, dans toute la ville avec sa croix jusqu’à l’endroit de la crucifixion.

2.1.3 Jaume Pla

Jaume Pla a une vingtaine d’années lorsqu’il arrive au camp de Saint-Cyprien. Il y restera quatre mois, au bout desquels il tentera une évasion réussie en s’introduisant dans le coffre d’une voiture, aidé par des complices extérieurs . Au cours de ces quatre mois, il produira quelques dessins, conservés avec lui lors de son évasion.
Autodidacte, il commence à exposer avant la guerre dans los salones de primavera, l’équivalent des salons d’exposition annuels français, et participe aussi à des expositions dans une galerie de Barcelone . Il n’est jamais allé à l’école des Beaux Arts, mais sa curiosité pour tout ce qui a trait au culturel le pousse à faire partie de collectifs comme celui de los amics dels arts de Terrassa et à travailler dans des journaux. Il s’adonne d’ailleurs à l’exercice de l’écriture en proposant des articles aux journaux locaux. Quand la guerre civile éclate, il a 22 ans, et décide de se porter volontaire dans les milices du POUM. Il fera partie de la première colonne et combattra sur le front d’Aragon. Son engagement n’est pas motivé par des préoccupations politiques, mais par la conviction qu’il doit faire quelque chose pour arrêter la montée des fascistes. Sur le front, ses capacités de dessinateur sont sollicitées afin d’aider à la disposition stratégique des troupes républicaines. En janvier 1939, il est contraint à l’exil aux côtés de ses camarades. Il est conduit, une fois la frontière traversée, vers le camp de Saint-Cyprien.

Cet artiste est dans la retranscription de la réalité, dans le sens où il cherche à être le plus fidèle possible à ses modèles. Pour cette raison, il choisit le mode figuratif. Mais au-delà de vouloir saisir ce qui lui semble le plus représentatif de ce qu’il voit, il tente également de capter l’état d’âme de ses amis, en faisant attention à leurs attitudes, leurs positions, ainsi qu’à leurs regards.
Le visage est l’élément central de ses dessins, l’élément qu’il faut réussir à saisir. Trois de ses dessins témoignent d’une hésitation dans le traitement du visage. Le premier visage (Pl.60) est assombri comme s’il ne parvenait pas à en saisir les traits, et il a préféré le mettre dans l’ombre. Deux autres corps ont été dessinés sans visage (Pl.61 Pl.62). On pourrait penser, en les regardant, que l’artiste a tenté de dessiner leurs visages mais qu’il les a aussitôt gommés. Cette hésitation peut traduire une incapacité à reproduire ce qu’il voit de façon fidèle, alors il préfère ne pas le faire et laisser le dessin inachevé. Mais il est curieux de constater que Jaume Pla a conservé ces dessins, comme si cette hésitation était importante à ses yeux.
Pour la démarche entreprise dans la création des autoportraits, il cherche à se confronter à son image et c’est pour cette raison que cette dernière doit être la plus proche de la réalité. (cf : pp. 95-97)

2.1.4 Josep Franch-Clapers

Josep Franch i Clapers ( Castellterçol, 1915- Saint-Rémy, 2005) est né dans une famille de constructeur de charrettes dans la campagne catalane. Très jeune, il s’intéresse à la peinture et au dessin ce qui le conduira, à l’âge de quatorze ans, à entrer dans une école de décoration spécialisée dans les décors religieux. Il se rendra par la suite à Barcelone, en 1929, pour parfaire sa formation. Il suit alors les cours de Llotja qui l’initie à la composition des œuvres d’art. Le bouillonnement artistique de la ville va lui permettre d’entrer en contact avec le monde de l’art et ainsi voir de nombreuses expositions d’artistes catalans comme Joaquim Mir, Santiago Rusiñol, Ramon Casas, Joaquim Sunyer, Enric Casanovas , à partir de 1936. Une fois sa formation terminée, il entre enfin à l’école des Beaux Arts. Mais la guerre civile met un terme à ses années d’apprentissage et pousse cet artiste sur le front. La victoire des nationalistes à l’issue de ces trois années de guerre entraîne Josep Franch-Clapers, ainsi qu’une grande partie de ses compatriotes à l’exil. Il connaîtra le calvaire des camps de concentration de Saint-Cyprien, Gurs et le camp de travail de Saint-Rémy.

Seuls les dessins déposés aux archives de Catalogne par l’artiste sont utilisés dans ce travail de mémoire. Il s’agit d’une production réalisée dans les camps lors de son internement de 1939 à 1944. Durant ces quelques années, Josep Franch-Clapers réalise dix huiles, cent quatre-vingt-douze dessins avec des techniques différentes comme l’encre de chine, le crayon de papier, la pointe fine noire. Il exécute aussi de nombreux dessins à la gouache et n’hésite pas à mélanger les techniques pour donner des compositions picturalement très différentes. Cette production diversifiée et très abondante témoigne de la maîtrise du dessin et de la composition et permet, grâce à la variété des thèmes représentés, de nous transmettre un aperçu de la vie dans les camps.

Dans le graphique présenté précédemment, les productions de l’artiste qui renvoient à l’expression plastique formelle sont partagées en deux groupes. Il y a d’une part, les études de têtes et les dessins de groupes et d’autre part, les descriptions de lieux. Les styles et les techniques utilisés sont très différents. Josep Franch- Clapers, selon les techniques choisies, cherche à introduire soit une forme d’abstraction, soit un rapprochement avec la réalité. Malgré cette différence de traitement formel, son intention n’en reste pas moins la même : donner un témoignage le plus réaliste possible de son expérience. La technique choisie est liée, dans certains cas, à sa prise de position vis-à-vis de la réalité. Quand il utilise la peinture à l’huile, l’artiste détaille davantage les figures et reste dans le réalisme, alors qu’avec la peinture gouache et l’encre de chine, il s’autorise beaucoup plus de liberté dans les représentations.
Les séries qu’il réalise sur les études de tête, terme qu’il utilise pour désigner ce type de productions, et les représentations de foules de réfugiés s’éloignent de la représentation purement figurative. Les personnages sont clairement identifiables mais il n’est pas dans une recherche de réalisme. Il veut saisir l’être et non le paraître. Il cherche à écrire la vie de l’exilé, des réfugiés espagnols dans les camps. Les portraits et les autoportraits sont les meilleurs exemples permettant de comprendre sa position par rapport à la réalité. Cette démarche particulière est longuement expliquée dans la troisième partie consacrée à la recherche identitaire individuelle par « l’autoportrait introspectif » et le portrait (cf : pp. 91-99).
Il réalise aussi des peintures qui peuvent rappeler des tableaux abstraits, comme celle intitulée l’Exili (Pl.63). Pour comprendre ce qui est représenté, il faut mettre cette peinture en parallèle avec une autre intitulée Camí de l’exili, chemin de l’exil (Pl.64). Ces deux productions s’inspirent de l’épisode qu’ont vécu les exilés, la Retirada. Pour la première peinture, Josep Franch-Clapers a représenté la foule de réfugiés par des coups de pinceaux et des points de couleurs différentes. Par cette technique, l’artiste cherche à montrer une marée noire d’individus marchant tous dans la même direction. La terre n’est plus visible et l’horizon est absent. Il n’existe que les réfugiés et le ciel.
Josep Franch-Clapers réalise de nombreux dessins où il présente une foule de réfugiés. On peut observer deux types de productions : l’artiste y reproduit les longues marches où les réfugiés sont bien rangés, en file, les uns derrière les autres. Ces marches renvoient soit à la Retirada, la longue marche durant laquelle les réfugiés traversèrent les Pyrénées pour regagner la frontière, soit aux déplacements des réfugiés entre les camps. L’artiste présente aussi dans ses dessins les longues files d’attente pour obtenir le repas quotidien (Pl.65 Pl.66). Dans tous ces dessins, Josep Franch-Clapers ne dessine que les personnes situées en tête de file, les autres sont justes suggérées par quelques traits et ces derniers se perdent souvent dans l’horizon, comme pour montrer le nombre infini de personnes. L’artiste réalise un autre type de composition pour représenter la foule. Il dessine en général sur un format en longueur une multitude d’individus semblables, présentés les uns à côté des autres (Pl.90).
L’artiste introduit une forme de liberté dans ces représentations de foules afin de mettre en avant un aspect important de leur réalité quotidienne : la déshumanisation. Les réfugiés ne sont plus que des individus juxtaposés les uns à côtés des autres. Ils sont des individus uniquement parce qu’ils représentent des entités autonomes considérées isolement par rapport à la collectivité. Ce sont des personnages désincarnés qui se dégagent de leurs enveloppes charnelles. Ils quittent ce qui fait d’eux matériellement des individus à part entière avec leurs propres caractéristiques physiques pour tendre vers l’abstraction.

Mais cet artiste a exécuté d’autres dessins, comme toute la série, plus tardive, réalisée à la peinture à l’huile sur un mode plus figuratif. Les personnages gardent la forme allongée que l’on retrouve utilisée dans ses dessins à l’encre de chine, à la pointe fine noire ou au crayon de papier (Pl.67). Avec la peinture à l’huile, il détaille davantage les figures. Les thèmes restent sensiblement les mêmes que dans les productions à la peinture gouache, l’encre de chine ou la pointe fine noire.
La série de peintures accompagnée de textes, réalisée au camp de Gurs, identifiée sous le nom « d’histoire vécue » (Pl.46) est une représentation qui se veut proche de la réalité. Josep Franch-Clapers a réalisé ces peintures dans la perspective d’être exposé. L’artiste a produit également une autre série très différenciable des autres quand il était dans le camp de travail de Saint-Rémy en Bretagne. La technique utilisée est mixte . Il a sans doute utilisé un crayon de papier, une pointe fine noire et de l’encre de chine. Ces dessins présentent de façon détaillée les principaux moments, les lieux importants dans les camps de travail comme la révision médicale (Pl.68), le travail de la coupe du bois dans les forêts (Pl.69).
Dans ces deux séries, Josep Franch-Clapers se place dans une position de témoin et pour ce faire, la reproduction des lieux et des baraquements est fidèle à la réalité.
Que ses dessins et peintures aient été réalisés d’une façon figurative ou plus abstraite, l’intention de l’artiste ne reste pas moins la même : parler de la vie dans les camps. Josep Franch-Clapers déforme les figures, ondule les traits des visages de certains réfugiés, pour saisir, au plus près, ce qu’il pense être l’âme du réfugié. Il n’aurait pu parler de la perte d’identité, de la folie (Pl.70) dans une représentation réaliste. C’est sa vision personnelle d’artiste qui est révélée ici mais dans un désir de témoignage, donc dans un souci de retranscription fidèle de la réalité.




2.1.5 Josep Bartoli

Josep Bartoli a surtout réalisé des dessins satiriques dans les camps. Il a fait quelques dessins descriptifs comme celui où il dessine les latrines du camp (Pl.71) mais toujours avec la même intention : dénoncer les conditions de vie des exilés. Il est vrai que le dessin des latrines n’a pas besoin d’être satirique puisque sa seule représentation est dénonciatrice. Sa production est très difficile à définir pour l’étudier en tant que témoignage. Le dessin satirique est un genre qui prend d’emblée des distances avec la réalité, mais pour en souligner certains caractères. Le mot « caricature » vient du latin « caricare » qui signifie « charger ». Le but d’une caricature est donc de « charger » les traits principaux d’un visage ou d’un caractère. Il ne s’agit pas d’enlaidir une personne mais plutôt d’accentuer certains traits ou caractéristiques. Bartolí exagère donc les situations, les défauts des personnages dans la perspective de dénoncer une réalité qui n’apparaît pas comme évidente de prime abord. Il oriente ses caricatures vers des métamorphoses du corps qu’il insère dans un espace réaliste. Dans la production qu’il exécute dans les camps et sur le thème des camps, deux groupes de personnes sont caricaturés : les exilés et les gendarmes.
Josep Bartoli utilise des procédés comme le zoomorphisme, métamorphose d’êtres humains en animaux pour représenter les gendarmes français sous les traits de chiens, (Pl.72) de chauves-souris (Pl.73) ou de cochons (Pl.74). L’artiste se place ainsi dans la lignée des dessinateurs héritiers de J.J.Grandville, premier caricaturiste à avoir représenté les hommes sous des traits d’animaux. Grandville (Nancy 1803-Vanves 1847) oriente ses productions vers deux genres : les dessins satiriques et les illustrations farfelues d’ouvrages. Il utilise le dessin satirique pour dénoncer avec de violentes attaques la politique de la monarchie de juillet. Au XIXe siècle, Grandville est très influencé par la lecture de l’ouvrage de Lavater : L’art de connaître les hommes par la physionomie (1775-1778). Cet écrivain et théologien suisse a étudié le « dehors » de l’homme en vue de discerner en lui ses facultés, ses passions. Il se concentre sur les parties de son corps, ses attitudes, ses gestes comme s’il s’agissait d’un langage. Lavater a défini dans son ouvrage l’évolution de l’animal vers l’homme en vingt-quatre stades. Il explique comment la droite faciale déterminée par la ligne du nez se dresse progressivement. Granville inverse cette évolution en proposant une transformation de l’Apollon dessiné par Lavater en batracien (Pl.75). Pour l’artiste, « L’homme retourne vers la brute » . Grandville est le seul, à son époque, à développer dans la caricature cette vision de l’animalité humaine . Cependant, d’autres artistes bien avant, comme Charles Le Brun, se sont déjà intéressés à la parenté entre l’homme et l’animal, comme on peut le constater à travers quelques-uns de ses dessins. (Pl.76).
Josep Bartoli met ainsi en relief le comportement inhumain dont ont fait preuve les gendarmes. La représentation la plus courante utilisée par l’artiste pour dessiner les gendarmes est celle du chien. Mais, comme le faisait J.J.Grandville, il crée également des personnages hybrides, mi-homme mi-animal, avec beaucoup de poils et des queues de cochon. Cette volonté de confondre le comportement de l’homme avec celui de l’animal rappelle un extrait de l’ouvrage de Max Aub, Manuscrit Corbeau. L’auteur porte un regard très critique, voir même sarcastique sur l’attitude des hommes en présentant le livre comme s’il avait été écrit par un corbeau. Ce dernier étudie le comportement humain dans un camp de regroupement (Pl.77).
Josep Bartoli exprime clairement ce qui lui semble essentiel : la nature humaine poussée jusqu’à ses limites, aussi bien dans sa souffrance que dans sa monstruosité. Dans un des dessins, il reproduit ce qu’il appelle les « démons », tous les cauchemars de la guerre civile emportés avec eux dans les camps et mêlés aux démons des camps (Pl.78). Ces cauchemars portent tous un masque et hantent les pensées de l’exilé.
Les attitudes des gendarmes sont exagérées, tout comme la douleur des exilés. Il est important de rappeler qu’un grand nombre de gendarmes a aidé les réfugiés espagnols dans les limites de leur possibilité et que tous ne se sont pas comportés comme l’artiste le montre. Mais on peut comprendre que le témoignage de Josep Bartoli soit aussi virulent et sans appel. Il a réalisé les dessins dans les camps, à « vif ». Il n’a pas le recul des témoignages de « mémoire ».
Pour la représentation des réfugiés, il exagère aussi les traits des personnages, leurs visages et leurs corps. Josep Bartoli cherche à provoquer un sentiment de compassion auprès de celui qui regarde les dessins (Pl.79).
Il est intéressant de noter que la représentation des deux groupes, les gendarmes et les exilés, change avec le temps. Les gendarmes se transforment peu à peu en animaux. Ils perdent leur apparence d’humain pour entrer dans la « bestialité ». Les animaux choisis pour incarner les gendarmes renvoient à des caractères particuliers. La chauve-souris est un animal nocturne qui se repère grâce à un système d’ultrasons très efficace comme les gendarmes pour surveiller le camp. Les exilés, quant à eux, vont également perdre progressivement leur aspect humain. Leurs corps deviennent de plus en plus frêles, malades. Josep Bartoli met en avant l’inanition des prisonniers. Cette dégradation progressive vers la déshumanisation se constate aussi sur un dessin réalisé dans un goulag, par un artiste interné, Alexeï Merekov. Au fil du temps, les visages se transforment jusqu’à perdre tout aspect humain et ainsi se rapprocher de l’animal (Pl.80).
Les dessins de Josep Bartoli n’ont rien d’objectif. Pedro Altares dit en se référant à l’œuvre de Max Aub, écrivain espagnol exilé :
«L’exagération, la partialité et la caricature sont des moyens, aussi valides que n’importe quels autres, d’empêcher les faits, d’aller au fond des choses . »

C’est bien avec exagération qu’il tente de saisir et de mettre en image ce que représente pour lui cette expérience concentrationnaire. Mais cette démarche peut paraître paradoxale. Cette exagération est à la fois une forme de détachement par rapport à la réalité et une façon de s’en approcher. Josep Bartoli se détache de la réalité puisqu’il propose une lecture des faits très personnelle à travers le dessin satirique. L’objectif de ce dernier est de représenter de manière subjective l’élément désigné. Mais afin de mieux rendre compte de la réalité des camps, inconcevable pour nous, l’artiste crée une passerelle entre lui et nous par l’introduction de la compassion.

2.1.6 Manuel Crespillo Rendo

Cet artiste est né en 1913 à Torrevieja en Alicante . Il débute une carrière d’instituteur mais sa véritable passion reste le dessin et la peinture. Quand la guerre civile éclate, il s’engage aux côtés des républicains et en 1939, il quitte l’Espagne pour se réfugier en France. Il est dans un premier temps conduit au camp de Saint-Cyprien. A son arrivée, au début de l’année 1939, on l’autorise à entrer dans le camp avec son matériel de dessinateur composé d’un grand carnet de feuilles blanches, un vieux stylographe et des crayons de couleurs . Il réalise durant les premiers mois de détention une série de dessins. Il dessine de façon méticuleuse tout ce qu’il voit. En avril 1939, il est conduit au camp de Bacares où il continue ses séries de dessins. Il met en image la vie quotidienne dans les camps à travers un dessin direct et expressif. L’essentiel pour lui est de fixer sur papier de la façon la plus réaliste possible les événements qui se déroulent tout autour de lui (Pl.81). Ses dessins sont réalistes et se présentent comme un véritable témoignage. Les quelques dessins présentés dans l’ouvrage de Francisco Agramunt Lacruz représentent des scènes de la vie quotidienne, des intérieurs de baraquement et des vues extérieures (Pl.82, Pl.83). Les réfugiés sont assis ou couchés par terre. Quelques-uns lisent, d’autres semblent attendre, inactifs. Manuel Crespillo cherche à retranscrire la vie des camps à travers un témoignage le plus réaliste possible. Il s’intéresse à la condition de l’exilé en général et pour cette raison, il ne réalise pas de portrait. Il se rapproche ainsi de la démarche de Josep Franch-Clapers.


2 .2 Dans le témoignage de « mémoire »

2.2.1 Joan Jordà

Joan Jordà, bien qu’ayant reçu sa formation artistique en France, est considéré comme un artiste de l’exil. Il est d’ailleurs souvent sollicité pour des commandes officielles de la municipalité de Toulouse autour du thème de l’exil républicain comme la Retirada, bronze et marbre des Pyrénées réalisé en 2002. Cette sculpture a été réalisée pour le premier mémorial dédié à l’exode des victimes de la guerre civile espagnole (Pl.84). Une toile lui a aussi été commandée en 2004 à l’occasion de la manifestation d’hommage à l’exil républicain espagnol organisée par le conseil régional Midi-Pyrénées. Elle s’intitule « Toulouse ma ville fraternelle » (Pl.85). Mais sa création personnelle se détache toutefois de cette thématique. Il ne traite pas directement dans ses réalisations de cet exil. Il trouve les thématiques de ses créations dans son expérience personnelle, dans sa douleur quotidienne témoin des cicatrices ouvertes par l’exil, mais aussi des douleurs de la vie ou bien sa révolte face aux guerres quotidiennes dans le monde. « L’acte de peindre est pour moi une souffrance » a-t-il déclaré lors de l’entretien . En voyant ses séries sur les charniers ou sur les « hommes cloués » (Pl.54) comme il les nomme, on ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre la souffrance dégagée et son passé d’exilé. Il souhaite toutefois marquer une distance avec ce rapprochement. Il ne cherche pas précisément à traiter de villes bombardées. Les charniers peints ne sont pas spécialement ceux de los Olvidados, les républicains fusillés par les troupes de Franco, ni ceux des camps d’exterminations nazis. Même si tous ces tableaux n’ont rien à voir selon lui avec son vécu dans les camps de concentration, ou avec son histoire d’exilé, il n’en cherche pas moins à transcrire une souffrance universelle. Ces peintures traitent de toutes ces horreurs à la fois, sans distinction aucune et aucun cas particulier. Il ne souhaite pas inscrire ces moments dans le temps car la barbarie est intemporelle. L’anecdotique empêche de percevoir ces événements dans leur plus grande universalité.
Cependant, il n’oublie pas qu’il a connu les camps de réfugiés et l’exil ; au contraire, il utilise toute cette rage accumulée pour la dépasser et voir au-delà de ses propres préoccupations. Cette quête de l’universel est accompagnée par un langage plastique défini par l’artiste comme du « figuratif abstrait avec une forte dose d’expressionnisme » .


2.2.2 Hilarion Brugarolas

Les œuvres qu’il entreprend à partir de 1965, sur les camps de concentration, sont traitées de façon figurative mais avec une forte influence expressionniste. Les visages des hommes et des femmes rappellent les figures des personnages de Munch, torturés, où même les yeux sont difficiles à cerner. Aucune marque d’individualité ne permet d’identifier les internés. Par ce choix, Brugarolas représente tous les internés dans leurs corps déchirés, leurs peurs, leurs égarements et ainsi touche une douleur universelle. La palette utilisée est assez colorée. Pour « Momento homo », (Pl.86) le blanc, le bleu et le jaune dominent et pour « Ex-femmes », (Pl.87) les couleurs sont un peu plus sombres mais le rouge permet de créer un contraste avec les autres couleurs termes. Cette couleur renvoie indubitablement à la déchirure, le sang, la souffrance de la femme. Les seuls éléments qui nous rappellent la présence du camp sont les miradors schématisés au fond des tableaux et bien sûr les habits rayés bleu et blanc. Dans un immense travail d’introspection, il donne à voir à travers cette série une œuvre forte qui marque un contraste important avec ses précédentes peintures de paysages.

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